Extrait du livre “Alice au pays des projets”
La semaine suivante, Alice reçoit une nouvelle invitation pour une soirée interculturelle où elle espère retrouver le petit groupe qui lui avait donné de si bons conseils.
Cette fois, la soirée a lieu sur une péniche amarrée face à Notre-Dame de Paris. Alice, qui n’a pas le pied marin, ne se sent pas trop à l’aise chaque fois que des bateaux-mouches font tanguer le navire en soulevant de grosses vagues. Des touristes asiatiques leur font des signes de la main tout en se photographiant avec des perches à selfies. Elle leur renvoie un petit bonjour amical avant de plonger dans les profondeurs du bateau.
Près du bar, elle retrouve Audrey, la Britannique responsable marketing dans un groupe de cosmétiques international, en grande discussion avec Emmanuelle, la Franco-Suisse, spécialiste de la communication de crise, et un Indien souriant, vêtu d’une splendide chemise rose.
« Bonsoir Alice, quel plaisir de te retrouver ! Laisse-moi te présenter Rajiv. C’est un grand spécialiste de l’innovation Jugaad et de tout un tas de choses passionnantes, s’exclame Emmanuelle.
– Bonsoir Emmanuelle, bonsoir Audrey, répond Alice en essayant de garder son équilibre tandis qu’une vague un peu plus forte que les autres fait vaciller les invités.
– Alors, comment s’est passée ta réunion ? lui demande Audrey, joviale.
– Très bien, j’ai suivi tous vos conseils, enfin ceux dont j’ai pu me rappeler. Naturellement, ça ne s’est pas du tout passé comme prévu, mais j’ai survécu. »
Elle commence à leur raconter sa réunion « Calculs et méthodes » avec les nombreux rebondissements qui ont failli la déstabiliser.
« Mais c’est «Game of Thrones au pays des projets », ton histoire ! s’amuse Emmanuelle.
– N’exagérons rien, personne ne voulait ma place. D’ailleurs, ils ne seraient sans doute pas si tentés que ça, c’est un peu glissant en guise de trône. Mais ce n’est pas tout : l’équipe s’est prise au jeu et j’ai réussi à les entraîner dans une réunion très approfondie où nous avons identifié tous les risques d’origine interculturelle, un par un, avec la méthode QQOQCP.
– La méthode QQOQCP ? interroge l’Indien.
– Oui, regardez. »
Alice sort son portable où elle a enregistré une image de son Mind Map et commence à l’expliquer à Rajiv et aux autres.
« Très impressionnant, commente enfin ce dernier aimablement. Vous avez vraiment établi une liste très exhaustive. Et même un peu exhausting. Est-ce que les équipes qui se lancent dans un nouveau projet ont vraiment le temps et l’énergie d’aller aussi loin dans les détails ?
– Moi je trouve ça très bien, l’encourage Audrey. Quand j’étais à Singapour, j’employais une méthode un peu similaire avec un questionnaire détaillé pour inciter l’équipe à imaginer tout ce qui pourrait faire dérailler la mission. On établissait une cartographie détaillée des parties prenantes et de leur positionnement par rapport au projet. Cela nous permettait d’anticiper d’éventuels obstacles et de prendre des mesures préventives. Je me souviens qu’une fois, pour le lancement d’un nouveau rouge à lèvres, nous avions choisi le 4 octobre, une date qui paraissait idéale. Mais lorsque nous avons balayé la branche « Quand » du questionnaire, l’équipe a commencé à se tortiller d’un air très gêné. Impossible de leur faire cracher le morceau, jusqu’au moment où j’ai posé la question dans l’autre sens : «Y aurai-t-il une meilleure date, et pourquoi ? » Et tous, d’un air soulagé, m’ont expliqué que le 5 octobre serait beaucoup plus propice. Le mot “propice” m’a mis la puce à l’oreille, j’ai deviné qu’il y avait une croyance ou une superstition en jeu. Je leur ai demandé s’il y avait un problème avec le chiffre 4. La plus senior s’est alors lancée et m’a expliqué qu’en Chinois, ce chiffre s’écrit avec le même caractère que la mort. C’est l’échec assuré.
– Ha ha ha, excellent ! s’exclame Emmanuelle. Bien sûr, il faut aussi tenir compte du Feng-Shui pour éviter de s’attirer des énergies négatives ! Mais le plus difficile, en fait, dans la culture chinoise comme dans les pays où circulent de nombreuses superstitions, c’est de convaincre les équipes d’imaginer le scénario du pire lorsqu’ils procèdent à l’analyse des risques. En communication de crise, on doit toujours anticiper trois niveaux de risques, qui se traduisent par trois scénarii : le plus favorable, le moyen et le pire. Or, la plupart du temps, les clients auxquels je demande d’effectuer ce travail ont peur que le simple fait d’imaginer le pire augmente la probabilité qu’il se produise. Pour le traduire dans notre vocabulaire occidental, c’est attirer sur soi le mauvais sort.
– Une bonne façon d’aborder le sujet des risques, propose Audrey en souriant, c’est de changer de vocabulaire et, par exemple, de parler de “points de vigilance”. C’est la même chose mais en moins négatif.
– Tiens, c’est une bonne idée, approuve Emmanuelle.
– Encore en train de parler superstitions ? interroge une profonde voix de basse. »
Martin, le consultant en responsabilité sociétale des entreprises, fait une entrée remarquée en compagnie de deux jeunes femmes.
« Chères amies, je vous présente Sandra, dit-il en désignant une jeune blonde avec des lunettes épaisses et une coupe au carré stricte, vêtue tout en noir à l’exception d’un foulard bariolé en soie. Elle dirige de gros projets de recherche clinique sur le paludisme pour une grande fondation américaine. Et voici Camille, ajoute-t-il en montrant la seconde jeune femme, une rousse entourée d’un halo de cheveux moussants, qui les observe d’un regard très affûté et rieur. Camille est une spécialiste en ressources humaines qui vient de lancer un programme ambitieux de formation en gestion de projets pour une grande banque française.
– Risk and Superstition, ça ferait un joli titre pour une série télé qui se passerait dans un vieux manoir anglais, ou dans un pays tropical, propose Rajiv d’un air espiègle.
– Au fond, s’amuse Martin, la superstition est la manière que les sociétés traditionnelles ont trouvée pour mitiger les risques indéfinissables, en s’appropriant la bonne volonté, esprits qui jouent ici le rôle de parties prenantes ! De façon un peu comparable, dans un pays en développement, la filiale locale d’une multinationale mènera des programmes de responsabilité sociétale pour se concilier les bonnes grâces de la population et des autorités tout en souscrivant une assurance responsabilité civile, voire en transférant les risques opérationnels sur le partenaire du joint-venture. J’ai connu une situation de ce type, il y a quelques années. Je devais monter une usine en Indonésie, et je me suis trouvé confronté à la difficulté de leur faire adopter les consignes en matière de sécurité. J’avais fait acheter des casques et des chaussures de sécurité car ils devaient manipuler des machines très lourdes. Mais rien à faire, ils préféraient travailler en tongs, et les équipements commandés restaient dans les placards.
– Évidemment, avec la chaleur, c’est plus confortable en tongs…. et instaurer une culture de la sécurité dans un pays où l’on considère que l’homme n’est qu’un fétu de paille face aux éléments, c’est un gros challenge ! Entre les typhons, les tremblements de terre et autres catastrophes naturelles, il y a de quoi devenir un peu fataliste. Comment t’en es-tu sorti ? demande Audrey.
– Au début, j’ai tâtonné, reprend Martin. Mes responsables en France me disaient de laisser tomber, puisque c’était de la responsabilité du partenaire local dans la joint-venture, mais je ne pouvais pas m’y résigner. J’ai commencé par donner l’exemple en portant fièrement le casque et les chaussures de sécurité en toutes circonstances, et puis j’ai essayé plusieurs stratégies en même temps. D’un côté, j’ai souligné le côté prestige, en organisant des visites de personnalités sur le site et en insistant sur l’importance de donner une bonne image de l’équipe, et en même temps, je les ai invités à réfléchir à ce qui arriverait à leur famille s’ils avaient un accident. Ça a eu un certain impact. La famille, c’est très important dans les cultures asiatiques, encore plus dans les pays où il n’y a pas de sécurité sociale. Enfin, j’ai cherché un allié au sein de la joint-venture. Le chef de projet local a compris qu’en s’emparant du sujet “sécurité”, il pouvait faire valoir sa compétence et se donner une image de manager moderne, au courant des méthodes internationales. Du coup, il a instauré une amende d’un très faible montant pour tous les contrevenants, tout en installant à l’entrée du site un panneau avec écrit en gros le nombre de jours sans accident.
– Bravo, s’exclame Rajiv. Tu as réussi à prendre en compte leurs valeurs telles que la famille et le prestige pour faire passer ton message sur la sécurité.
– Mais est-ce que ça n’est pas une forme de manipulation ? interroge Alice.
– Pas forcément, explique Audrey. La manipulation consiste à persuader quelqu’un d’agir contre ses propres intérêts, alors que dans ce cas, ils mettaient leurs intérêts en danger en négligeant leur sécurité.
– Nous étions en train de comparer les différentes méthodes pour traiter la question des risques dans les projets, explique Emmanuelle à l’intention de Sandra et de Camille. Je leur disais qu’on a toujours tendance à sous-estimer le risque de niveau 3, le pire, parce que l’esprit humain répugne à l’imaginer. Alors que c’est la meilleure façon de s’en prémunir.
– Je connais cela, réplique Camille, la jeune rousse. On se moque des superstitions des autres mais nous avons tous des croyances et des filtres dans la manière dont nous interprétons les événements. C’est ce que l’on appelle un biais cognitif. Souvent, nous décidons en fonction de notre intuition et de nos émotions au lieu de prendre du recul. Il y avait un excellent article sur ce sujet récemment dans la Harvard Business Review (Erreur ! Source du renvoi introuvable.), fondé sur les nouvelles découvertes des neurosciences.
– Ah, vraiment ? répond Sandra, d’un air agacé. Si les neurosciences viennent à la rescousse des superstitions, nous voilà bien partis. On les met vraiment à toutes les sauces en ce moment. Les neurosciences par-ci, les neurosciences par-là… Au train où l’on va, elles remplaceront bientôt la rubrique horoscope dans les pages de Biba. »
Les décisions : « système 1 » ou « système 2 » ?
Deux professeurs de la Harvard Business School, John Beshears et Francesca Gino, expliquent les deux systèmes de prise de décision identifiés par Daniel Kahneman (Kahneman 2012) : un « système 1 », plus intuitif, émotionnel, adapté aux situations ne nécessitant pas une réflexion approfondie, et un « système 2 », plus analytique, rationnel, nécessaire lorsque nos biais cognitifs risquent d’influencer notre décision. Le système 2 consomme plus d’énergie psychique et ralentit le processus décisionnel, c’est pourquoi il est souhaitable de l’utiliser lorsqu’il apporte une réelle valeur ajoutée sur le système 1.
Quelques exemples de biais cognitifs répandus dans les projets :
• Biais de confirmation : notre esprit tend à éliminer les faits qui ne vont pas dans le sens que nous souhaitons et à survaloriser ceux qui confirment notre perception ou hypothèse de départ.
• Excès d’optimisme : nous avons tendance à sous-estimer les difficultés des projets que nous entreprenons et à surestimer notre capacité à les mener à bien dans les délais.
• Coûts irrécupérables : nous éprouvons de la réticence à arrêter un projet mal parti, en raison du temps et des ressources déjà investis.
• Biais du présent : tendance à « zoomer » sur les avantages immédiats au détriment du moyen et long terme
Alice décide de calmer le jeu et demande à Sandra : « Et vous, quels sont les principaux risques auxquels vous devez faire face dans vos projets ? »
Prise de court, la jeune blonde aux grosses lunettes épaisses hésite un instant avant d’évoquer le problème de la transparence et de la fiabilité des données dans les études cliniques.
« Une fois, au Brésil, nous avons eu un participant à une étude clinique qui est décédé d’une crise cardiaque. Toute l’étude a été arrêtée. Après une enquête approfondie, il s’est avéré que ce participant avait menti sur sa réelle condition cardiaque, car les études sont bien rémunérées et il avait besoin de cet argent. Il était trop tard pour prouver que le médicament n’était absolument pas en cause dans son décès. Des millions de dollars ont été perdus. Dans les professions fortement réglementées, comme la recherche médicale, vous n’avez aucun droit à l’erreur.
– Mais qu’auriez-vous pu faire, à part contrôler encore plus étroitement ? demande Alice avec empathie.
– Oh, c’est encore plus compliqué que cela, répond Sandra. Comment savoir s’il s’agissait de négligence ou de corruption ? Multiplier les contrôles coûte horriblement cher, mais c’est encore la meilleure solution. »
Se tournant cette fois vers Emmanuelle, Alice lui demande : « N’est-ce pas ce que tu évoquais la dernière fois ? Un rapport à la règle différent selon les pays ?
– Effectivement, reprend Emmanuelle, les pays de culture protestante ont un rapport à la règle beaucoup plus strict que… les catholiques, par exemple. Cela détermine aussi leur rapport à l’information : pour des Américains, partager l’information est une chose tout à fait naturelle, tandis que des Français seront plus réticents. C’est la culture du secret, de la rétention.
– Hmmm, oui, s’interpose Rajiv. Est-ce qu’on ne risque pas d’enfermer les cultures dans des petites boîtes bien cloisonnées ? Moi, ça me gêne. On a vite fait de tomber dans les stéréotypes.
– Justement, reprend Emmanuelle qui ne lâche rien. Les stéréotypes servent à cela : ils nous font gagner du temps dans les situations d’urgence où il faut prendre une décision très vite, sans s’interroger pendant des heures.
– J’ai constaté cela au niveau de la direction, intervient Camille, reprenant de l’assurance. Pendant les formations interculturelles que nous organisons, les participants s’impliquent dans les exercices et font de gros efforts pour adopter de nouveaux comportements, s’adapter aux autres cultures, mais dès que la pression monte, les vieux réflexes reviennent au galop et chacun reprend sa grille de lecture, qu’il estime naturellement supérieure à celle de tous les autres.
– Pendant un exercice de simulation de crise, reprend Emmanuelle, j’ai même vu une cellule de crise basée en France et sa jumelle en Allemagne produire chacune son communiqué de presse pour la même situation, parce qu’elles n’arrivaient pas à se faire confiance. Clairement, elles étaient influencées par des stéréotypes négatifs.
– De notre côté, enchaîne Audrey, soucieuse de prolonger l’accalmie, l’un des plus grands risques est du domaine de la réputation. Nous dépensons beaucoup d’argent et d’efforts dans des programmes de responsabilité sociétale pour obtenir ce qu’on appelle en anglais la “Licence to operate”, une sorte de contrat moral avec un pays, sa population et ses autorités. Si vous n’entretenez pas une réputation d’entreprise citoyenne, au moindre pépin, tout le monde se retourne contre vous, la presse se déchaîne et les concurrents en profitent pour vous tailler en pièces. »
Sandra approuve.
« À un certain niveau de responsabilité, on passe une partie significative de son temps à faire de la politique. Si vous n’aimez pas cela, il faut renoncer à diriger des projets ambitieux.
– En fait, ce que je retiens, conclut Alice, c’est qu’il faut à la fois connaître le terrain, appliquer la méthode des scénarios et se protéger contre ses propres biais cognitifs pour bien évaluer et gérer les risques, y compris dans leur dimension interculturelle.
– On ne peut jamais éliminer à 100 % les stéréotypes, ajoute Camille. Ce qu’on peut faire, c’est prendre un peu de recul et s’entraîner à trier entre l’intuition, qui se nourrit de notre expérience et ses propres biais cognitifs. Un très bon exemple est celui des orchestres qui organisent désormais des auditions en aveugle pour éliminer tout préjugé lié à l’apparence physique des musiciens.
– Ah oui, s’exclame Rajiv, j’ai vu Le professeur de violon, un très joli film brésilien, où un candidat à un poste prestigieux dans un orchestre passe son audition derrière un rideau. Mais dans le film, il était paralysé par le trac.
– Toi ça ne risque pas de t’arriver, s’amuse Emmanuelle.
– Tout de même, s’inquiète Alice, j’ai du mal à imaginer que l’on puisse mémoriser tous ces facteurs de risque et les parades que vous avez décrites.
– C’est là que le “Jugaad” devient intéressant, propose Rajiv. Faute d’atteindre la perfection interculturelle, le mieux serait de se concentrer sur quelques “quick wins”, qui permettront d’éviter des catastrophes et faciliteront la communication.
– Ah ça, cela me convient ! s’exclame Alice, toujours intéressée par les approches pragmatiques. »
Avant de quitter la péniche, Alice s’isole un moment et note dans son carnet sa liste de « quick wins » (Erreur ! Source du renvoi introuvable.) qu’elle retient de la soirée.
Quelques conseils simples et pratiques pour appréhender la dimension des risques dans d’autres cultures
• Être à l’écoute des signaux faibles : communication non verbale, hésitations, vocabulaire (Audrey, date « propice » de lancement du rouge à lèvres).
• Adapter son vocabulaire au référentiel des autres (Audrey : parler de « points de vigilance » plutôt que de « risques » pour éviter d’alarmer les superstitieux).
• Susciter la discussion et la convergence des valeurs (Martin, sécurité).
• Contrôler souvent (Sandra, problème de fiabilité de l’information dans les études cliniques).
• Accepter les stéréotypes comme inévitables tout en étant conscient de leurs limites (Emmanuelle, situations de crise).
• Apprendre à repérer ses propres biais cognitifs/culturels, susceptibles de fausser notre jugement.
• Établir une bonne réputation et de bonnes relations « à froid » avec les parties prenantes du projet, ce qui offre le « bénéfice du doute » en cas de crise.
Remontée sur le pont, elle croise Audrey qui s’apprête à partir également.
« J’ai la tête qui tourne avec tous ces conseils… Toi qui as géré de nombreux projets dans un très grand nombre de pays, qu’est-ce que tu en retiens ?
– Oh, tu sais, il ne faut pas s’en faire une montagne. Avec l’expérience, on développe sa sensibilité interculturelle, on connaît ses limites… et on apprend à se faire pardonner ses erreurs ! Et puis l’interculturel, ce n’est pas seulement une source de risques et de complications. Il faut aussi voir les opportunités, sourit-elle en répondant joyeusement à des touristes qui leur font de grands signes depuis un bateau-mouche. Nous sommes en train de former quarante mille managers interculturels pour pouvoir servir un milliard de consommateurs de plus d’ici dix ans.
– Un milliard ?
– Oui, c’est un défi considérable. Et nous nous donnons les moyens de le relever. »