La chenille, le coach et le papillon

Réflexions sur une éthique
de l’accompagnement du changement

Le vieil adage taoïste « pour la chenille, le papillon est une catastrophe » est souvent cité par des coachs pour se moquer, avec plus ou moins de bienveillance, de la peur du changement. Ils ne l’admettront pas volontiers, mais de nombreux accompagnants, face à des clients qui résistent à la transformation, ne peuvent s’empêcher de déployer tous leurs talents pour les persuader de modifier, non seulement leurs comportements, mais aussi le noyau de croyances qui leur procure un sentiment d’identité. La chenille, ringardisée, se trouve ainsi fortement encouragée à épouser le modèle valorisé du devenir-papillon.
Portés par des convictions fortes et une certaine représentation héroïque de leur métier d’accompagnant, la transformation du client apparaît à ces coachs comme le seul objectif acceptable. Sans même s’en rendre compte, ils influencent leur client dans le sens d’une adaptation au système de valeurs dominant dans la société environnante, ou à leur propre système de valeurs, s’ils l’estiment plus évolué.
C’est qu’il faut de nombreuses années de pratique pour apprendre à dompter l’ego thérapeutique. Qu’elle est vive, impérieuse, l’envie de sauver son prochain, surtout s’il nous paie pour cela ! Bien sûr nous avons appris, durant notre formation, qu’il ne faut jamais substituer sa volonté propre à celle du client. Mais tout de même, nous susurre une petite voix, quel dommage de rater les opportunités que la vie présente ! Et ce client, qui rechigne à se transformer dans le sens voulu par son employeur ou par la société, n’est-il pas un peu coupable de complaisance ? Ne se cherche t-il pas des excuses pour éviter de passer à l’action ?

La profession du coaching est fortement imprégnée des valeurs protestantes du mérite et de la réussite. Des valeurs correspondant au niveau Orange de la Spirale dynamique, le modèle psycho-sociologique élaboré par Clare Graves et ses continuateurs don Beck et Chris Cowan. Au client qui s’attarderait trop longtemps dans l’expression de son mal-être, il nous est conseillé de demander, dès que s’ouvre une brèche dans le discours de plainte : « et que pouvez-vous faire dans cette situation ? ». S’il ne trouve pas, s’il ose persister dans l’expression de son impuissance, on devra poursuivre, insister : « et si vous aviez une baguette magique, qu’est-ce qui serait possible ? »
Or, tous les clients souscrivant à un programme de coaching ne désirent pas forcément se transformer. Un nombre significatif d’entre eux éprouvent au contraire le besoin d’une stabilisation. Plus que du changement, ce qu’il leur faut, ce sont des repères, du sens. Savoir où ils sont avant de décider où aller. L’arrogance typique de notre profession reflète les valeurs volontaristes de l’époque où elle est apparue. Les Trente glorieuses ont carburé à la performance, à la compétition, au travail survalorisé, synonyme d’accomplissement. Pour ceux qui n’arrivent pas à suivre le rythme effréné de la croissance, il y a des psychiatres ou des psychologues, et s’ils ne jouent pas le jeu, s’ils ne veulent pas participer à la course, on les prie plus ou moins poliment de s’écarter pour ne pas ralentir le peloton. S’il arrive que le coach invite son client à identifier ses sources d’énergie, ses soutiens, ses réussites passées, ses compétences et son potentiel, s’il l’encourage à reprendre son souffle, à se faire du bien, c’est comme une préparation, en prélude à un futur REBOND.

Une attitude plus humble, plus ouverte à la réalité du client et de sa vie, lui offrirait l’espace dont il a besoin pour se retrouver, et se relier tout simplement à ce qui nourrit sa vitalité profonde, libéré de toute injonction à réussir. La question-clé à poser serait alors : « quels sont les moments dans lesquels vous avez le sentiment d’être intensément vivant » ?
Le système des dix valeurs universelles identifiées par Shalom Schwarz montre en effet qu’il existe une diversité de buts motivationnels, organisés en polarités, selon que nous accordons par exemple la priorité aux valeurs de Pouvoir, à l’affirmation de soi, ou, du côté opposé, à la Bienveillance et à l’Universalisme. Ces polarités sont elles-mêmes structurées selon deux grands axes : Continuité versus Changement, et Affirmation de Soi versus Dépassement (ou Transcendance) de Soi.

 

(Source : Researchgate.net) https://www.researchgate.net/figure/Systeme-universel-des-valeurs-selon-Schwartz_fig1_327742241

En fonction de leurs conditions d’existence, certains clients doivent en premier lieu prendre soin de leurs besoins de Sécurité, tandis que d’autres donneront libre cours à leurs envies d’exploration et d’expérimentation. Tant que les besoins identifiés par Maslow comme des besoins de Carence (sécurité, besoins physiologiques) ne sont pas satisfaits, il est inutile, et même brutal, de tirer le client du côté des besoins de Croissance (les niveaux supérieurs de la pyramide de Maslow).
Une vidéo de l’Arche (école d’hypnose ericksonienne)  ci-contre

 évoque les différentes postures que peuvent prendre le thérapeute ou le coach, lorsqu’ils ont la finesse et l’humilité de s’adapter à l’état de leur client tel qu’il est, et à ses conditions d’existence réelles. Kevin Final et Cyrille Champagne, résumant une série de quatre cours sur les Valeurs, y décrivent non sans humour un coach « classique » (Orange selon les niveaux de Graves) tentant de persuader son client que « tout est possible s’il le veut vraiment et s’il s’en donne les moyens », avec l’enthousiasme surjoué d’un Tony Robbins. Mais qu’en est-il du client qui souhaite juste apprivoiser les règles du jeu d’un environnement ou d’un niveau de conscience auquel il vient tout juste d’accéder ? Ce client aspire à l’ordre et pas du tout à « enfreindre les règles » avec le zèle iconoclaste d’un fondateur de startup ! Lui demander d’élaborer un plan d’action serait un manque de respect envers son niveau d’énergie actuel et son besoin prioritaire d’y voir clair, d’interroger ses perceptions et de réévaluer la qualité de ses relations.

Accompagner un client dans un changement de système de valeurs, tel que décrit dans le modèle de Graves, nécessite avant tout de savoir où l’on se situe soi-même dans ce modèle. A quel niveau aspirons-nous ? Lesquels font de notre part l’objet d’un rejet, plus ou moins conscient? Lesquels sont insuffisamment développés ? (Pour une description synthétique des niveaux d’existence décrits par Clare Graves, voir cette autre vidéo, très pédagogique, de l’Arche hypnose (ci-contre). 

 

Cette prise de conscience est indispensable pour éviter de tirer le client, plus ou moins consciemment, vers un niveau désirable selon notre propre point de vue, qui n’est pas nécessairement le sien.

Prenons un exemple que l’on rencontre assez souvent, et de plus en plus suite à la crise du Covid 19 : un client dit éprouver une perte de sens à son travail. Il se sent désynchronisé vis à vis des valeurs de performance, de réussite matérielle (niveau Orange de la Spirale dynamique), et se sent plus attiré par des valeurs d’harmonie et de bienveillance envers les humains, les animaux, la planète : valeurs correspondant au niveau Vert de la Spirale.

Au fil de l’échange, il en vient à évoquer un désenchantement vis à vis de son métier lui-même. Rapidement, le coach se trouve pris dans un dilemme classique : l’encourager dans un changement radical (changer de métier) ou partiel : changer d’entreprise, ou de poste dans l’entreprise, ou même juste reconfigurer son poste actuel dans un sens qui lui permettrait d’exprimer plus largement tout son potentiel et de vivre en cohérence avec ses valeurs et ses aspirations. Comment aider ce client à arbitrer entre ses besoins de sécurité, de croissance ou d’épanouissement ?

Et d’ailleurs, faut-il vraiment choisir, ou travailler à créer les conditions d’un changement réussi, voire d’un épanouissement dans les conditions d’existence actuelles ?

 

YouTube · ARCHE10 nov. 2018).

Un accompagnement inspiré du modèle de Graves commencera par établir un diagnostic, niveau par niveau. Le client sera invité à revisiter les moments de sa vie où il est passé d’un système de valeurs à un autre, pour vérifier si les ressources existentielles et capacités cognitives liées à chacun des niveaux ont bien été intégrées. Ainsi, dans le 3ème niveau (Rouge), l’individu apprend à affirmer sa volonté et à poser des limites. Si ces aptitudes sont insuffisamment développées, toute évolution ultérieure se fera sur des bases fragiles. De même, une personne n’ayant pas suffisamment intégré la nécessité des règles et des processus (niveau 4, Bleu), pourra s’autoriser des comportements qui susciteront du rejet et le mèneront à l’échec. Le modèle de Graves est très clair sur le fait que le développement humain se déroule niveau par niveau, comme un escalier dont on ne peut sauter une seule marche, sous peine de devoir régresser quelques temps après. C’est là que se situe le second risque : encourager le client à sauter « un pont trop loin ». Selon Graves et ses successeurs, nos aspirations se projettent souvent deux niveaux plus loin que là où se situe notre centre de gravité réel. A peine sortis du « Bleu”, (niveau 4, marqué par le conformisme, le respect des règles et des hiérarchies), nous voulons tout de suite aller au niveau 6 (Le Vert post-moderne, relativiste, post-rationnel, centré sur l’harmonie et la qualité des relations) sans prendre le temps de développer les capacités cognitives du niveau 5 (Orange, rationnel, matérialiste, centré sur le développement des compétences). Souvent, la transition vers le système Vert se traduit par un fort rejet des valeurs matérialistes et un rapport conflictuel à l’argent. On voit alors des clients se mettre en danger financièrement, faute de se donner les moyens de construire un projet viable sur tous les plans. Gare à l’entorse existentielle ! L’erreur, pour l’accompagnant centré en Orange, serait de freiner le client dans ses aspirations, là où il faudrait encourager le développement des capacités adaptatives.

Aider le client à bien évaluer où il en est, pour chacun des niveaux d’existence et des systèmes de valeurs correspondants, lui donne la possibilité d’effectuer un travail de mise à niveau pour identifier d’éventuelles vulnérabilités. Pour revenir à notre client qui ne se sent plus en phase avec les valeurs “Orange” de son entreprise, une question intéressante sera de comprendre son positionnement vis à vis des valeurs de ce niveau : les a t-il intégrées au point d’être prêt à les transcender pour passer au niveau suivant ? Dans quels autres domaines de sa vie peut-il ou elle expérimenter et activer ses “nouvelles” valeurs, le temps de préparer sa transition professionnelle ?

Le fait d’envisager la transition en termes de valeurs et non simplement d’emploi ou de profession lui permettra de prendre du recul (ou de la profondeur). La personne accompagnée de cette manière prend conscience de ses priorités, de la manière dont elle les choisit, en fonction de quels critères. Puis elle établit un diagnostic lucide de ses conditions d’existence. Le rôle de l’accompagnant, dans cette phase délicate, consistera à l’aider à poser des mots sur les tensions ressenties entre ses différents états du moi (selon Higgins, cité par Cyrille Champagne et Kevin Final) : entre le moi réel et le moi idéal, ou entre celui-ci et le moi prescrit (celui ou celle que la société voudrait que je sois).

 

La personne accompagnée peut alors, et seulement alors, choisir la stratégie de résolution des tensions qui lui convient le mieux. Ainsi, dans le cas d’une tension entre le moi idéal et le moi prescrit, un client exprimera son souhait de se conformer aux valeurs familiales (rigueur, loyauté), tout en cherchant un moyen d’exprimer son potentiel dans un nouveau métier, plus créatif. Pour résoudre la tension, dans l’approche classique, un coach inviterait le client à “se libérer de ces injonctions et croyances limitantes” qui l’empêchent de s’épanouir. Une approche plus ouverte et plus respectueuse consisterait dans un premier temps à demander : comment vivez-vous cet écart ? Et si le client maintient son adhésion au « moi prescrit » (l’image du bon fils, rigoureux et loyal), on pourra lui demander : y a t-il une façon pour vous de vivre en harmonie avec ces valeurs de rigueur et de loyauté tout en permettant à votre potentiel de s’épanouir ? Il pourra alors envisager d’exercer un métier plus créatif, avec rigueur, en renégociant les termes des relations dans un sens équitable (loyauté envers soi et les autres).

La question de l’éthique de l’accompagnement amène à prendre en compte ces tensions identitaires comme leviers profonds des affects et des comportements du client. Elle nécessite une connaissance lucide par les coachs ou thérapeutes de leurs propres biais de représentation : quelle partie de nous entre en résonnance consciente ou inconsciente avec le « soi réel », le « soi idéal », voire le « soi prescrit » du client ? Sommes-nous réellement neutres ? Et savons-nous « lire » les tensions qui les animent ?

Le changement de système de valeurs entraîne souvent un sentiment de perte identitaire, comme démontré par Steven Higgins en 2003. Nous devons donc développer un questionnement pertinent pour permettre au client de poser des mots sur ce qui est en train de se reconfigurer en lui : nouvelles aspirations, envies et ”buts motivationnels” (les valeurs selon la définition de Shalom Schwartz).

Dans ces moments de doute, les clients auront plus que jamais besoin d’un espace sécurisé, libre de toutes injonctions normatives imposées, consciemment ou non, par l’accompagnant. Pour revenir à la métaphore taoïste de la chenille et du papillon, la chenille ne se transforme pas en papillon en vue et au su de tout le monde, prédateurs compris. Elle se constitue tout d’abord un cocon douillet, pour abriter sa vulnérabilité.

La véritable empathie consisterait à se placer tout simplement dans la peau de la chenille et à lui demander comment elle se sent, elle, dans cette peau de chenille ? Quel est son niveau de confort ou d’inconfort, et quelles circonstances de vie pourraient la pousser à activer les cellules transformatrices pouvant éventuellement donner naissance à un superbe papillon ?

Et si son besoin immédiat consiste à se stabiliser, le travail à faire sera de nouer des alliances avec les parties de son être qui lui apportent de l’énergie et de la joie, maintenant.

Nous n’aurons plus qu’à nous pencher, avec émerveillement, vers ce cocon palpitant de vie, à l’encourager de la voix, ou par notre présence bienveillante.

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